15.2.11

Distant Montage, ERBA, Valence







Mekhitar Garabedian
Nora Martirosyan
Slavs & Tatars

DISTANT MONTAGE

Ecole Régionale des Beaux Arts de Valence (ERBA)
Exposition : 25-02 -> 11-03-2011
Vernissage : 24 février à 18H00
Commmissariat : Normal, Bruxelles






« Il faudra, un jour relire l'histoire du XXe siècle à travers le prisme de l'exil » 
(Enzo Traverso)

Avec « Distant Montage », l'ERBA ouvre son espace d'exposition aux travaux de deux artistes d'origine arménienne Mekhitar Garabedian (Alep, 1977) et Nora Martirosyan (Yerevan, 1973) ainsi qu'à ceux de Slavs & Tatars, un collectif d'artistes ayant élu la vaste Eurasie comme terrain d'enquête et de spéculation transnationales. 

Si le communiqué de presse nous apprend que les oeuvres ont été collectées à Bruxelles et convoyées par Vincent Meessen (Baltimore, 1971), artiste invité à un workshop qui se tient du 22 au 25 février à l'ERBA, on suppose que les travaux ont fait l'objet d'un choix opéré à distance, qu'il s'agit d'une sélection faite sur la base d'une projection,  d'un montage à distance.  

Mais une lecture littérale du titre de l'exposition masquerait sûrement la richesse d'autres associations possibles. Car on pourrait tout aussi bien se référer à cet étrange anglicisme : « Distance montage », une expression forgée par le cinéaste arménien Artavazd Peleshian. Un néologisme qui définit sa tentative d'une écriture cinématographique à même de transcender le style documentaire. Car Peleshian - qui s'écrit aussi Pelechian - imagine ses films comme autant d'entités auto-constituantes, comme des totalités dans lesquelles la séquence n'existe plus, agrégée qu'elle est au tout. Elle disparaît et abolit l'idée de montage lui-même. Se situant à l'exact opposé de la théorie canonique du montage d'Eisenstein, pour qui tout fragment a une signification et un rôle propres dans la construction du récit, Peleshian favorise une poétique de la discontinuité, un montage qui nous invite à relier des éléments dispersés dans le film et qui ne permet pas de nous reposer sur des raccords. Peleshian tente ainsi de forcer l'enchaînement mécanique et de faire advenir un temps propre. Le montage est ainsi pour lui le seul outil apte à combattre le temps.

Mais quel est ce temps que Peleshian a décidé d'affronter par le montage? Le temps avec son grand T et sa représentation la mieux distribuée ?  La flèche du temps ? Cette flèche qui va pour nous de gauche à droite représente le temps comme un écoulement continu, rythmant l'impitoyable succession des faits. C'est cette « timeline », cette instrumentalisation chronologique, cette rationalisation policée du temps, que le montage abolit. 

A ce stade, le lecteur du communiqué marque une pause. Il s'interroge non pas tant sur ces dernières lignes qui manquent tout de même de lisibilité mais sur les nombreuses occurrences arméniennes. Il apprend alors ce qu'il savait peut-être déjà : qu'à Valence, un habitant sur dix est d'origine arménienne. Que ce que l'on tient à distance est parfois tout proche et vice versa.

En spéculant sur les possibles croisements entre les travaux d'artistes présentés et le contexte de leur inscription locale, « Distant Montage » propose de désaccorder les temps pour remonter l'Histoire. D'approcher concrètement certains épisodes de celle-ci comme des récits en actes qu'il s'agit d'actualiser constamment à travers l'expérience propre*. C'est ainsi l'un des points communs entre les travaux exposés que d'inviter le spectateur à se constituer à son tour en « monteur », de faire sa propre expérience des documents.

Depuis qu'elle a quitté son pays natal, Nora Martirosyan, aujourd'hui installée en France, s'est illustrée par une série d'approches filmiques très personnelles qui « travaillent de mémoire » avec un soin particulier apporté au  rapport image-son ou, plus précisément, à leur disjonction, celle-ci introduisant une série de failles volontaires dont aucun réalisme ne peut sortir indemne. Elle a ainsi développé un travail de conceptualisation autour de l'acte de témoignage. Un travail qui vise à contourner les pièges et les impasses du mythe vériste du réalisme documentaire tout en maintenant l'exigence éthique d'une transmission factuelle avérée. Dans le film « 1937 » visible dans l'exposition, l'artiste remonte, à l'aide d'archives soviétiques d'époque, une sinistre tranche de la grande Histoire, celle des purges staliniennes dans son pays, en reconstruisant en vis-à-vis de sources faisant foi, un récit parallèle, transposé à l'échelle familiale. En mettant en scène le récit de l'arrestation de son arrière-grand-père, Nora Martirosyan se familiarise avec une forme de domestication de l'Histoire. Elle opère un nouveau partage entre authentification et récit. Ses images, ses sons, la voix de la témoin, sa grand-mère, recréent du jeu dans la fixité de l'histoire écrite et homologuée. Mais aussi et surtout,  elle fabrique pour elle et les siens les conditions d'une expérience transgénérationnelle d'un trauma qui, en nous parvenant et nous touchant, montre la pertinence critique des approches contrapuntiques.

Le travail Mekhitar Garabedian se donne comme une mise en perspective critique de la vie mutilée d'un exilé, obligé par l'impossible retour au pays. Le rapport affectif à la langue et plus encore à « l' écriture perdue » y occupe une place prépondérante. L'alphabet arménien, ici métaphore de l'apprentissage d'une écriture morcelée de soi, est convoqué sous forme de listes répétitives de lettres et de mots usuels qui cherchent obstinément à s'inscrire dans la mémoire et ce en dépit de tout utilité pratique au quotidien. Comme en dette de sa communauté et de son histoire tragique, l'artiste vivant en Belgique, semble répondre à l'injonction mémorielle implicite qui lui est faite. En réponse à la somme des pertes et au déni persistant de la reconnaissance du génocide, il s'invente une grammaire formelle apte à reconduire l'acte de transmission mais ce geste ne se fait pas sans lester de façon critique certaines des icônes tendues à bout de bras par le pays, la mémoire officielle, la famille ou les cousins de la diaspora. Mais si elle n'est pas révérée, cette irréductible différence identitaire est, à tout le moins, à chérir car ces particularités constituent la puissante arme par laquelle on s'octroie le droit de refuser l'assignation policière qui vous est faite dans votre contrée d'accueil. Pas étonnant ainsi que l'artiste s'identifie à un Baudelaire en exil  et adapte « L'étranger » comme une déclaration poétique d'émancipation radicale.

Quant au collectif d'artistes Slavs & Tatars dont le nom évoque tout autant un possible groupe de recherche universitaire qu'il éveille potentiellement des images fantasmatiques de hordes déferlantes, il se joue délibérément et jusqu'à la caricature de notre méconnaissance crasse du Caucase et de l'Asie centrale. En élisant l'Eurasie comme terrain prospectif, les membres de Slavs & Tatars impulsent un mouvement inverse aux tendances mimétiques opérées par les pays de l'est lorgnant sur l'Ouest. Pour forcer le rapprochement entre des formes totalement étrangères les unes aux autres, ils recourent à  un graphisme radical-vernaculaire qui fait un usage consommé de la citation tant illustrée que textuelle.  Le collectif manie avec une inventivité et un humour tranchants un discours volontairement polémique où de  façon récurrente de provocantes allitérations poétiques transmettent des slogans politiques. Face aux lyrics de leur « reprise » du hit pop « She's a maniac » devenu sous leur plume « She's Armenian » ou à leur archéologie des noms de villes disposée au sol, on est confronté à une pratique de réécriture de l'histoire dans laquelle les strates et les influences conflictuelles sont subitement rendues lisibles. Jouant savamment les avocats du diable, Slavs & Tatars s'inventent en martyres du minoritaire, c'est-à-dire, si l'on en croit l'étymologie du mot, en « témoins » adoptant une posture identitaire spéculative: celle d'un devenir minoritaire brandie en opposition au Fait, par définition majoritaire et totalisant. C'est peut-être cela qu'il faut comprendre lorsqu'ils se définissent de fort belle façon comme « une faction de polémiques et d'intimités ». Faction est cette contraction  anglaise qui, outre son sens habituel et voisin du français, désigne aussi le mariage du « fact » et de la « fiction » , c'est-à-dire des écritures fictives qui incorporent faits et personnages historiques reconnaissables.  

« Distant Montage » sonde des intervalles spatio-temporels ouverts par la distanciation que rend possible la technique du montage. Cette pratique minoritaire ne s'intéresse au Fait qu'au travers de son historicité, de sa fabrique, et de sa relecture contextuelle. Les travaux présentés rappellent que les véritables faiseurs d'histoires, ce ne sont jamais les historiens mais bien « les futurs possibles ».

* C'est pourquoi workshop et exposition sont intimement liés, concourant à une approche constructiviste qui ouvre la voie à de possibles enrichissements de la part des participants, mis en situation d'ajuster, via leur regards, leurs rencontres, leurs formes et/ou leurs récits, une distance aux oeuvres. Le workshop comprend par ailleurs la projection de travaux récents d'Uriel Orlow (Zurich, 1973) et de Pieter Geenen (1979, Hasselt).